Émouvante cérémonie, ce dimanche 26 janvier, à l’occasion de la commémoration du 69e anniversaire de la Libération du camp d’extermination d’Auschwitz. En présence de Simone Grange, Présidente de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz-Birkenau et des camps de Haute-Silésie, de son fils Hervé, d’enfants de l’école juive de Grenoble et devant près de 150 personnes, j’ai rappelé que « Grenoble est une ville où a toujours soufflé l’esprit de liberté, d’accueil et de tolérance (…) une ville aux couleurs du monde, où il y a aspiration très largement partagée à la concorde sociale, républicaine et laïque. Où les vertus de la fraternité et de l’universalité se sont imposées au fil d’une histoire où la référence aux valeurs humanistes tient une place considérable. »
Je vous invite à prendre connaissance de l’intégralité de mon discours.
Il y a 69 ans, le monde découvrait, incrédule et terrifié, la réalité des camps de concentration.
Chaque dernier dimanche de janvier, nous commémorons la libération de ces camps par les Forces Alliées. Ces camps où des millions d’êtres humains, Juifs et autres victimes innocentes ont été exterminés en raison de leurs origines ethniques, leurs croyances religieuses, leurs idées ou leurs engagements politiques.
Depuis que je suis maire de cette ville, inlassablement, j’ai redit la nécessité impérieuse du devoir de mémoire.
J’ai redit la nécessité de se rappeler que Grenoble a été faite Compagnon de la Libération pour sa contribution à la résistance au nazisme, à l’obscurantisme, au totalitarisme, à l’empire de la terreur, du crime et de la mort. Qu’elle a été surnommée la petite Palestine pour l’accueil de près de 30 000 réfugiés Juifs, qui fuyaient les persécutions des Allemands et de leurs affidés français. Qu’elle a abrité, en avril 1943, la création du Centre de Documentation Juive Contemporaine, qui a été la première institution au monde dédiée à l’histoire de la Shoah.
Je l’ai redit parce qu’à l’évidence, l’indignité de l’histoire ne suffit pas spontanément à préserver l’humanité du pire. A la détourner du tragique de sa condition.
Dans le magnifique discours qu’elle avait prononcé le 27 janvier 2004 devant le Bundestag, Simone Veil rappelait que la Shoah était devenue le critère d’inhumanité auquel se réfère la conscience moderne chaque fois qu’elle craint de s’égarer. Elle rappelait aussi qu’il fallait s’épargner des naïvetés coupables. Que le « plus jamais ça » n’a jamais suffi à épargner les générations à venir. Et que la responsabilité des commémorations est cruciale.
Je la cite : « Selon l’intention qui l’anime, la commémoration alimente les haines et nourrit les guerres futures, ou fournit le socle pacifié d’une construction commune. Cela ne va pas de soi. Il n’est pas facile de prendre argument des souffrances et des morts, des deuils et des larmes, pour œuvrer à la réconciliation et rebâtir un lien entre des peuples ennemis qui se sont affrontés en tant d’occasions. Mais avec la deuxième guerre mondiale, avec les crimes commis par le nazisme, avec la Shoah et ses millions de morts sans sépulture, avec la tentative d’éradication du peuple juif que seule l’issue de la guerre avait empêché d’aboutir, nous avions franchi un seuil. La longue histoire de haines et de guerres fratricides, avait atteint un point de non-retour. Sans un effort de réconciliation volontariste, si éprouvant qu’il puisse être pour nous, les survivants, qui avions en outre souvent perdu une grande partie de notre famille, les peuples d’Europe ne se remettraient pas de ce cataclysme (…) On ne se relèverait qu’ensemble, prenant appui les uns sur les autres ».
Alors oui, ces rencontres de la mémoire perpétuent le souvenir de celles et ceux qui ont souffert et sont morts dans les affres des camps de concentration et d’extermination.
Mais elles sont là aussi pour reconstituer, pour régénérer le socle toujours fragile des valeurs humaines et humanistes qu’il faut pouvoir opposer en toutes circonstances à la cruauté envers les humains, aux manifestations d’intolérance, de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie et de haine.
Plus que jamais, elles participent d’une obligation supérieure – contre la tentation de l’oubli, contre le révisionnisme et la falsification de l’histoire. Et pour que l’avenir réponde à nos aspirations, à nos espérances pour le monde.
C’est en tout cas la conviction qui m’a animé depuis près de 20 ans dans la position que j’occupe.
En 2011, dans les remerciements que j’adressais au Crif qui m’avait fait l’honneur de m’attribuer son Prix annuel, je rappelais que le travail de mémoire ne pouvait être mené à bien que s’il mobilisait de nombreux concours. Il me faudrait citer bien des noms en ce temps, pour moi, de passage de témoin.
Mes collègues élus : Christine Crifo, Michel Bénichou, Georges Lachcar, Jean-Michel Detroyat, Jérôme Safar… L’historien Tal Bruttmann qui a consacré tant de temps à la commission municipale d’enquête sur la spoliation des biens juifs. Jean-Claude Duclos et aujourd’hui Olivier Cogne pour le Musée de la Résistance et de la Déportation. Les responsables du Crif Grenoble-Isère, Georges Lachcar, Jean-Luc Médina et Edwige El Kaïm et les équipes qui les ont entourés. Les responsables religieux et laïcs d’autres associations amies, dans le domaine cultuel, culturel, historique…
Et puis les survivants de la Shoah, les rescapés des camps, bien sûr et avant tout, pour les témoignages de l’indicible qu’ils ont infatigablement portés à travers l’épaisseur d’un temps qui se referme sur eux.
Et là, comment ne pas m’arrêter un moment sur Simone Lagrange, présidente de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz-Birkenau et des camps de Hautes Silésie. Mon amie Simone. Elle symbolise à elle seule ce que notre patrie a de plus courageux et de plus noble. L’histoire d’une femme « coupable d’être née » selon sa terrible expression. Et qui est revenue vivante en dépit de tout ce qu’on peut imaginer, pour témoigner, pour vivre et pour faire vivre. En dépit de tout. Simone, je veux que tu saches, une fois de plus, que la ville de Grenoble se souvient qu’elle a avec toi, la belle figure de celle qui témoigne, qui se bat ; en pensant aux enfants, en s’adressant aux enfants, pour que la flamme de l’espérance humaine ne s’éteigne jamais.
Et puis me tournant vers Mme Khan, M Mitzner, nos compagnons vivants de mémoire, je veux leur redire, au nom de la Ville de Grenoble, notre reconnaissance et notre affection.
Et puis il y a les absents – et celles et ceux qui nous ont quittés ces dernières années et dont le souvenir nous accompagne.
Soyez tous assurés qu’auprès de vous, j’ai appris. Beaucoup. Et que j’ai pris ma part, pleinement, sincèrement, de cette mémoire essentielle qui nous oblige en tant qu’êtres humains – qui que nous soyons et quelle que soit notre place dans cette grande communauté dont nous partageons le destin.
Sans doute la barbarie hitlérienne ne nous menace-t-elle plus. Mais on le voit actuellement, le travail de sape est toujours à l’œuvre, y compris derrière les grimaces infectes de l’histrionisme. Il suffit d’un humoriste à la dérive pour désinhiber la parole et les actes, pour que la profanation de la mémoire des morts soit banalisée, pour entraîner dans l’indécence et l’indignité des centaines de personnes qui manquent d’esprit de réflexion – et notamment des jeunes.
A l’heure d’internet, interdiction ou pas, censure ou pas, la contamination des esprits va si vite, porte si loin, qu’une sorte de vertige s’installe.
Tout cela en dit long sur les difficultés économiques, sociales mais aussi morales que traversent notre pays et notre vieille Europe, en pleine métamorphose.
A la grande différence avec d’autres époques de notre histoire – et c’est heureux -, l’Etat s’investit très fortement dans ce combat contre la déchéance de la pensée. Ainsi dans ses vœux aux Français pour 2014, François Hollande a rappelé que la République n’était « pas négociable. Que les lois ne sont pas négociables et que le modèle français ne l’est pas davantage, parce que c’est lui qui nous permet d’avancer, génération après génération ». Il a promis d’être « intransigeant face au racisme, face à l’antisémitisme, face aux discriminations ». Je note d’ailleurs que la détermination à combattre ce fléau fait l’objet d’un consensus entre les grands partis français. Et que la majorité de l’opinion publique a bien compris que renoncer à lutter contre « les abus de liberté » reviendrait à légaliser le racisme et l’antisémitisme.
Grenoble est une ville où a toujours soufflé l’esprit de liberté, d’accueil et de tolérance. Elle est aujourd’hui une ville aux couleurs du monde, où il y a aspiration très largement partagée à la concorde sociale, républicaine et laïque. Où les vertus de la fraternité et de l’universalité se sont imposées au fil d’une histoire où la référence aux valeurs humanistes tient une place considérable.
Alors oui, répétons-le sans relâche : l’attachement légitime à nos identités respectives doit pouvoir se nourrir de notre commune humanité – et la nourrir en retour.
S’il nous faut, sans nous détourner, regarder pour ce qu’elle est ce que Wladimir Jankélévitch appelait la « méchanceté ontologique », c’est-à-dire la méchanceté absolue, il nous faut aussi cultiver l’espérance pour l’homme et par l’homme.
Car de cette espérance dépend notre capacité à agir, à avancer, à nous rassembler, à cohabiter dans ce monde à la fois si merveilleux et si rude.
Car cette espérance qui est intimement mêlée à la mémoire de celles et ceux que nous honorons aujourd’hui est, au fond, la seule forme de consolation qui nous reste à partager avec eux.