Tribune publiée dans Le Monde daté du 1er décembre, cosignée par Alain Bergounioux, Dominique de Combles de Nayves et moi-même au nom d’Inventer à Gauche :
Il y a bien des causes à la défaite électorale de nos amis socialistes espagnols, après nos amis portugais. Mais il y a une cause présente dans tous les cas : l’absence de stratégie coopérative dans l’Union européenne (UE). Dans la crise financière de grande ampleur que nous connaissons, l’Europe semble avoir, enfin, sous la pression des événements, compris la nécessité de réaffirmer son rôle central comme outil de régulation et de protection. La réalité d’une UE encore marquée par des idées libérales et adossée sur une majorité de gouvernements conservateurs empêche, sauf si politiquement les sociaux-démocrates reprennent l’initiative, des avancées durables dans ce domaine.
C’est l’avenir du socialisme européen qui est en jeu, c’est l’avenir de la construction européenne qui est en cause. Les deux sont liés. L’échec de la construction européenne affaiblirait gravement des socialistes européens, les laissant face aux surenchères des populismes de toute nature, les droites en seraient moins affectées.
Soit nous nous verrons imposer l’essentiel des positions de la droite allemande, avalisées par Nicolas Sarkozy à quelques détails près. Celles-ci reposeront sur l’acceptation d’une plus grande intégration budgétaire susceptible d’étendre parcimonieusement la solidarité entre pays, en refusant cependant, d’aller jusqu’à accepter que la Banque centrale européenne (BCE) monétise les dettes européennes, en contrepartie de sanctions automatiques en cas de non-respect des disciplines budgétaires.
En conséquence, la plupart des gouvernements seraient bon gré mal gré contraints de pratiquer seulement une politique budgétaire restrictive par une réduction des dépenses, par une augmentation des prélèvements obligatoires ou par les deux simultanément. Le rendement fiscal pourrait baisser, rendant plus difficile la maîtrise de la dette. On risquerait, en prime, de détruire ce qui reste de croissance. On entrerait alors dans un cycle de désespérance avec baisse du niveau de vie, troubles sociaux puis politiques. L’aventure n’est pas loin !
Soit les socialistes européens sont capables de présenter une alternative. Les propositions sont connues (monétisation de la dette, convergences budgétaires, en liaison avec les Parlements nationaux, séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires, taxe sur les transactions financières, etc.). Mais il faut penser aussi et mettre en oeuvre une stratégie politique qui réponde au péril de la dette, sans entraîner la spirale de l’austérité, qui ne fera qu’aggraver la crise économique et débouchera sur des crises sociales et politiques de grande ampleur.
Trois principes doivent la construire : l’acceptation des convergences et du sérieux budgétaire, bien sûr, mais aussi et surtout une initiative européenne de croissance, et la recherche d’une légitimité démocratique. C’est ce triptyque qui doit permettre de retrouver à terme la confiance de nos concitoyens. Le seul effort budgétaire – indispensable – ne trace pas de perspective positive. Il alimente l’angoisse et le ressentiment.
Composée de vingt-sept pays, bientôt de vingt-huit et peut-être de trente, l’UE fonctionne le plus souvent à l’unanimité. C’est une garantie pour chaque Etat, mais une faiblesse pour l’ensemble. Il est pratiquement impossible d’aller plus loin dans l’intégration à vingt-sept ou à trente. C’est pourquoi a été approuvé dans le traité de Lisbonne le principe de coopération renforcée à plusieurs, dont la principale réalisation à cette heure est la monnaie unique commune à dix-sept pays, mais qui est aujourd’hui en péril.
Il faut donc réagir et aller plus loin, en proposant la création d’un petit groupe d’avant-garde qui pourrait comprendre les six pays fondateurs de l’Europe (Benelux, France, Allemagne et Italie) avec l’Espagne. Ces sept pays pourraient entamer une coopération renforcée dont les objectifs seraient de réaliser une harmonisation fiscale et une coopération budgétaire étroite, de se doter d’un budget commun substantiel en fusionnant progressivement une partie des budgets nationaux. Surtout ces sept pays pourraient ensemble prendre des mesures fortes pour relancer la croissance.
Le projet serait de relancer immédiatement la croissance par l’investissement productif en une « initiative européenne de croissance », financée par un emprunt de 500 milliards d’euros sous forme « d’eurobonds » ou de « projectbonds », levés sur le marché avec l’aide et par l’intermédiaire de la Banque européenne d’investissement (BEI). On investirait exclusivement dans des projets industriels ou d’infrastructure financièrement rentables, c’est-à-dire capables de rembourser les emprunts qui les financent.
Le projet serait confié à une agence européenne d’investissement, qui identifierait des projets à haut rendement et évaluerait leur faisabilité financière avec l’aide et l’expertise de la BEI. Les secteurs d’investissement seraient prioritairement : la recherche et l’enseignement supérieur, les infrastructures de transport et de communication intra-européennes, le secteur de l’énergie et de l’environnement.
Cette coopération renforcée à sept serait alors une réelle relance de l’Europe, économique mais aussi politique. On peut imaginer les Sept se diriger, à terme, vers une structure fédérale qui serait un pôle important de l’Europe en représentant plus de la moitié de la population de l’Union et les deux tiers de sa richesse.
Elle pourrait, en tout cas, jouer un rôle de catalyseur, comme celui joué pendant longtemps par le seul couple franco-allemand, qui reste son double pilier fondateur. Sans ambition démocratique, en effet, la perception d’une Europe lointaine et distante persistera.
Or, soyons clairs, l’élection du Parlement européen au suffrage universel est la seule vraie avancée et elle reste imparfaite, car la composition des listes est inscrite dans un cadre national. Il faut donc proposer rapidement au débat l’idée de listes transnationales et explorer la possibilité de le faire d’abord au sein de ce groupe d’avant-garde. Quant à la désignation d’un président de l’Union, elle n’a pas été perçue comme un progrès démocratique.
C’est par son élection directe au suffrage universel qu’une présidence de l’Union tirera sa légitimité. D’elle seule. L’Allemagne semble avancer dans cette voie. Ne refusons pas de l’explorer avec elle.
Sans stratégie commune des partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes, pas de possibilité de sortir les pays européens de la récession, pas de défense efficace des acquis sociaux, et un risque extrême, non seulement pour l’Union monétaire, mais aussi pour toute la construction européenne.
Alain Bergounioux est historien et vice-président d’Inventer à gauche ;
Dominique de Combles de Nayves est ambassadeur et secrétaire général d’Inventer à gauche ;
Michel Destot est Député-Maire de Grenoble et président d’Inventer à gauche.
Inventer à gauche est un cercle de réflexion réformiste et européen, formé en 2008, à la suite du congrès de Reims.