La bataille de l’eau lourde

Mai 10, 2015 | Actualités, International, Sciences | 0 commentaires

VemorkHydroelectricPlant

L’usine hydroélectrique de Vemork à l’heure actuelle. L’eau lourde était produite dans un bâtiment aujourd’hui détruit.

Michel Rostaing est un ami. Je l’ai connu au CEA où il était devenu un des grands spécialistes français, c’est-à-dire mondiaux, de la fusion.

Venu se faire dédicacer le livre Ma passion pour Grenoble, il m’a rappelé alors cet épisode considérable de la Seconde Guerre Mondiale : la bataille de l’eau lourde gagnée par les alliés, empêchant par là-même les Allemands de se doter de l’arme nucléaire !

La découverte de la radioactivité naturelle avait valu à Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie le Prix Nobel en 1903. En 1934, un pas décisif est franchi par Frédéric et Irène Joliot-Curie avec la découverte de la radioactivité artificielle et un nouveau prix Nobel en 1935. Entre temps, Albert Einstein découvrait la relativité générale…

Au printemps 1939, l’équipe française de Frédéric Joliot-Curie et de Francis Perrin est à la pointe de la recherche nucléaire mondiale. Ils ont décelé le rôle du neutron dans le phénomène de la fission et déposent début mai 39 les brevets énonçant les éléments des futurs réacteurs: flux de neutrons, modérateur, matière fissile, masse critique…

Ils projettent l’expérience décisive et pour cela ont besoin d’eau lourde (où le deutérium remplace l’hydrogène de l’eau légère), nécessaire pour ralentir les neutrons et créer la fission avec l’uranium naturel. Cette eau lourde n’est fabriquée à l’époque qu’en un seul endroit au monde : en Norvège à l’usine de Rjukan Vemork. Le stock est de 180 kg. À la demande de Raoul Dautry, Ministre de l’armement, auprès des autorités norvégiennes, cette eau lourde est convoyée par avion vers la France fin mars 40, deux semaines avant l’invasion de la Norvège par les Allemands.

Cette eau lourde doit fuir Paris devant l’avance allemande, vers Bordeaux puis l’Angleterre le 18 juin 1940, le lendemain du voyage du Général de Gaulle, avec Halban et Kowarski, les collaborateurs de Joliot qui veut rester à Paris. Dès décembre 40, ils réalisent la réaction en chaîne. Et c’est Enrico Fermi qui réalisera la 1ère Pile (Graphite Uranium naturel) en décembre 42 à Chicago.

Pour la petite histoire, on peut rappeler que Fermi n’était pas juif…mais avait épousé la fille du seul amiral italien…juif !

La Norvège occupée, ce sont les Allemands qui disposent désormais de la seule usine d’eau lourde du monde. L’état-major allié décide en 42 le sabotage de l’usine. Échec de la 1ère tentative d’un commando britannique aéroporté. Une seconde équipe rejoint la première et procède fin février 43 au sabotage complet de l’usine pourtant gardée comme une forteresse au sommet d’une falaise abrupte.

Les Allemands décident alors de transporter l’eau lourde en Allemagne. Mais les saboteurs avaient déposé une bombe à retardement dans la cale du ferry qui doit assurer ce transport. Lorsque explose le navire, la bataille de l’eau lourde est définitivement gagnée !

À la Libération, de Gaulle crée le CEA, Joliot-Curie en devient le premier Haut Commissaire.

25 ans plus tard, je rentrais au CEA, y faisant ma thèse de doctorat en neutronique, en pensant avec un infini respect à ces savants qui nous avaient précédés, pour faire avancer la science d’un pas de géant et gagner la guerre pour l’humanité.