Les funérailles de Simone Lagrange ont eu lieu ce vendredi 19 février 2016, à Poisat. Nous étions tous réunis aux côtés de sa famille, de ses proches, pour rendre un dernier hommage à cette grande dame au courage sans borne, figure emblématique de la résistance à l’horreur nazie.
J’ai été invité à prendre la parole. Je souhaitais partager avec vous mon propos :
C’était le 6 juin 1944, le jour le plus long, un jour de joie. Les alliés débarquaient sur les plages normandes pour libérer notre pays. Simone Lagrange avait 13 ans. Elle venait d’avoir son Certificat d’études.
Elle est arrêtée à Lyon, chez elle, avec son père et sa mère, sur dénonciation d’une Française, pour actes de résistance. Emmenés à la Gestapo, ils sont interrogés, torturés par Klaus Barbie et finalement déportés au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Le 23 août, jour de la libération de Paris, sa mère est gazée. Son père, lui, avait été abattu par balle sous ses yeux. Simone, la rebelle indomptable, au courage extraordinaire, surmonte ces épreuves incroyables, en fraternité avec ses frères et ses sœurs de déportation, comme Simone Veil, jusqu’à la route de la mort.
Jusqu’au retour en France, buttant sur l’incrédulité de nombre de ses compatriotes devant ses récits de l’enfer génocidaire, qui refusaient « l’inépuisable méditation sur l’imagination criminelle des nazis » selon la terrible expression de Vladimir Jankelevich.
Simone nous a quittés.
Non, pas vraiment.
Car, comment oublier ces dimanches matins de fin janvier où nous commémorions la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, occasion pour Simone de nous exhorter à ne pas relâcher notre lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme?
Pour nous engager à se battre, sans relâche, contre le négationnisme de l’extrême-droite, chose inouïe pour ce témoin vivant des chambres à gaz, de ces chambres à gaz griffées jusqu’au plafond. Pour dénoncer le retour des nazillons en Allemagne et des ghettos en Roumanie, ghettos destinés à y enfermer les Roms.
Et comment oublier ces voyages à Auschwitz où j’accompagnais de jeunes lycéens déjà plus âgés que Simone en 1944?
Je pensais bien sûr à ma belle famille, mais je pensais aussi à Simone et à sa vie passée à délivrer aux jeunes notamment des messages d’histoire mais aussi des messages d’espoir, sur le monde, sur l’Europe de la paix reconstruite sur les cendres de la Shoah. « Je ne suis pas devenue ce qu’ils auraient voulu que je sois » allait-elle répétant.
Et je repensais alors à ses sentences sur la barbarie nazie: coupable d’être résistant, coupable d’être juif, « coupable d’être né »…
Comment oublier aussi la remise du prix Louis Blum avec Jean-Luc Medina, président du CRIF, prix décerné à Simone Lagrange et Jean-Olivier Viout procureur au procès Barbie? La France entière avait été émue, bouleversée par le témoignage poignant de Simone, à l’occasion de ce premier procès dans notre pays du génocide juif.
Et puis, comment oublier ces rencontres plus personnelles où nous échangions sur tout, sur le monde, la politique, les épreuves familiales? J’en ressortais toujours frappé par l’extraordinaire vitalité de cette femme, enrichi par les leçons de vie qu’elle délivrait.
Notre dernière rencontre remonte à vendredi. Au 4ème étage du CHU, chambre 14. Autour de son lit, il y avait Robert, son mari, qui l’entourait, une main posée avec une infinie tendresse sur le visage de Simone. Robert avait partagé sa vie, une vie d’épreuves, une vie de passion, une vie tournée vers les autres. Il y avait Hervé, son fils, dont je me sens si proche. Il a accompagné Simone jusqu’au bout avec dévouement et générosité, forçant notre admiration. Il y a avait aussi d’autres membres de sa famille, dont je partage aujourd’hui la peine et la douleur. Et puis il y avait Maxime, mon jeune collaborateur.
Simone m’interrogea sur ce que j’avais fait à l’Assemblée nationale. Elle entendait mal, à vrai dire elle n’entendait plus. Saisissant l’ardoise prévue à cet effet, j’expliquais par écrit mon vote sur la déchéance de nationalité.
Par un signe de tête, elle me signifiait son acquiescement, son approbation.
Un long silence, empli d’émotion intense, s’ensuivit.Sans échanger un mot, j’étais certain qu’au plus profond de nous, nous partagions le même sentiment.
Au soir de sa vie, Simone avait gagné son plus beau combat. Elle avait fait de nous, de nous tous ici rassemblés, les passeurs des passeurs.
Au nom de l’espérance que nous plaçons en l’Homme, quand les ombres mortifères de la barbarie rôdent, que la gangrène de l’indignité gagne, que les valeurs sacrées de l’humanité sont en péril, il nous appartient de dire que l’esprit de liberté doit toujours être plus fort que la peur, plus fort que l’humiliation.
Au soir de sa vie, Simone savait qu’elle avait gagné son plus beau combat.
Au bout du bout, la vie l’avait emporté sur la mort.